5339 Priory Street

 Priory Street est une artère de Bell Gardens, la banlieue sud de Los Angeles. Un ruban bétonné et rectiligne sous le ciel bleu. Avec palmiers et pavillons coquets. Ça suinte le bitume surchauffé et l'ennui qui va avec. Au 5339 serait censé s'élever l'ancienne maison d'Alice Cochran, mère d'Eddie, rocker mort à cent à l'heure sur une route anglaise. Mais, hormis un immense parking, y'a plus rien.

  C'est pourtant là qu'il revenait après chaque tournée. Chez maman. Mais il faut croire qu'aux States, on a moins le goût des vieilles pierres que sous nos latitudes si promptes à boulonner une plaque. "Ici à vécu le Maréchal Fayolle, ici est mort Claude François dit Cloclo…" point de tout cela en l'espèce. À perte de vue, des bagnoles parquées attendent on ne sait qui. La bagnole, c'est vraiment le drame des Cochran. Ça aura tout laminé, le fils prodige, la maison de famille. C'est à n'y pas croire. Je me suis peut-être trompé, la maison est peut-être toujours debout. Plus loin.

   On a du mal à s'imaginer ce pourfendeur de guitare vivant paisiblement chez sa mère. Et pourtant… j'allais dire : "C'est la triste vérité !". Les kodaks ne manquent pas, le présentant accoudé à la table en formica de la cuisine. Avachi dans le divan à coté d'un lampadaire qui ne paie pas de mine. Vous irez voir par vous même sur Google : dans la cuisine, il semble soucieux. Souriant, dans le salon. Il aurait pu faire un effort, se pointer en grand équipage avec valets à livrées. Remplir la bicoque de poufs cousus d'or, farcis de cocaïne. Porter des mules mauves, se dandinant dans sa chambre, avant d'ouvrir les fenêtres en grand pour gueuler aux voisins : "Je suis millionnaire bande de cons !". Ça serait tout de même moins glauque que cet autre cliché le montrant en train de souffler vingt-et-une bougies d'anniversaire à Chadron, un bled du Nebraska. Pour l'occasion, le maire lui remet les clefs de la ville. Ou plutôt une immense clef de bois, badigeonnée vieil or. Croyez moi si vous voudrez mais ledit objet, d'une rare laideur, a été retrouvé il y'a peu et aussitôt mis aux enchères. Dans un autre cliché de la même soirée, on le voit rouler un patin à une brunette. Devant eux, des assiettes en carton avec un gros morceau de gâteau dégoulinant de chantilly. Ça se passe dans une de ces cuisines de salle des fêtes comme on en a tous connu. Impersonnelle au possible.

   Dans les années quatre vingt, un type est venu filmer Alice Cochran. Une mamie toute en bouclettes et lunettes à double-foyer. Elle raconte qu'elle a laissé la chambre d'Eddie en l'état. Qu'elle seule a le droit d'y entrer. À un moment, elle va chercher la fameuse guitare Gretsch. Elle la caresse puis triture le bigsby. Un bruit de ressort se fait entendre. Alice Cochran sursaute.


   John Rook est un vieux routier de l'Entertainment. Il est l'un des créateurs du Rock'n'roll Hall of Fame, une sorte de Grammy Awards pour rockers. Il a démarré comme disc-jockey au tout début des fifties. Et puis il est devenu tourneur. Organisateur de spectacles, si l'on préfère. C'est lui qui a mit sur pied la tournée dans le Nebraska. Avec passage à Chadron le 3 octobre 1959, très précisément. Il est l'un des rares à avoir pénétré dans la chambre d'Eddie Cochran, cette piaule que, désormais, Alice bouclait à double-tour. Mais écoutons le ; il va vous raconter tout ça mieux que moi : "J'avais adoré la courte prestation d'Eddie Cochran dans la comédie musicale "The girl can't help it". Je commençais à jouir d'une petite renommée et je pouvais mettre les pieds dans pas mal d'endroits. Du coup, je lui avais laissé un mot à l'accueil du studio Gold Star. J'avais griffonné mon numéro de téléphone, à tout hasard, et deux ou trois petites choses gentilles. Franchement, je ne pensais pas qu'il me rappellerait. En fait, ce n'est pas lui qui m'a rappelé mais sa mère, Alice. Elle m'a donné rendez-vous pour le samedi suivant. Comme j'ai toujours eu peur d'être en retard, je suis arrivé sur Bell Gardens avec deux heures d'avance. Du coup, je suis allez boire des cafés en attendant onze heures. À onze heures, je me suis garé devant la maison. Une maison tout ce qu'il y a de plus ordinaire. C'est Alice Cochran qui m'a accueilli sur le perron. Il y avait aussi une sœur d'Eddie et son plus jeune neveu. On commençait à discuter quand Alice a fait : "Chut ! Pas si fort ! C'est la fenêtre d'Eddie, il est rentré tard hier soir ! Il dort encore !". On est entré, on s'est installé dans la cuisine et Alice m'a servi mon énième café de la matinée. Elle m'a alors posé tout un tas de questions : mes plats ou chansons préférés, mon signe astrologique... c'est comme cela qu'on a découvert que j'étais né le même mois qu'Eddie, en octobre. À un moment, dans la pénombre du couloir, j'ai aperçu une robe de chambre. Eddie venait d'émerger, complètement ébouriffé. Il est venu dire bonjour. Il appelait sa mère "Shrimper". Alice lui a dit que nous étions du même signe astrologique et que je raffolais, moi aussi, du pain de maïs. Il s'est allumé une cigarette et a répondu d'une voix rauque : "C'est un bon début!". Au bout d'un moment, on s'est posé dans sa chambre. Il possédait un magnétophone portable et m'a fait écouter un morceau qu'il avait enregistré la veille."

   Rook va faire tourner chaque nouveauté du chanteur à plein ballon sur ses platines. Il lui trouve quelques dates importantes avant de devenir l'un de ses tourneurs réguliers et un familier de la smala Cochran. Il découvre qu'Eddie déteste conduire et que son frère, Bob, lui sert de taxi. L'essentiel des courses consiste en un aller-retour quasi quotidien entre le 5339 Priory Street et le 6252 Santa Monica Boulevard, adresse du studio Gold Star. Il serait difficile pour Eddie de faire plus "ouvrier spécialisé de l'entertainment". Il multiplie les séances d'enregistrement comme musicien de studio et pose ses accords sur n'importe quoi, pour n'importe qui : country, rock, béguine, rumba... au point qu'aujourd'hui encore, des spécialistes ès-Cochran sound se chamaillent pour lui attribuer la paternité de tel ou tel passage d'un obscur quarante-cinq tours. C'est sur des milliers de feuilles de présence en studio plus ou moins complètes, et de crédits d'auteur-compositeur plus ou moins fiables que surfe l'Entertainment californien. Une industrie comme une autre. Avec ses cadors et ses petites mains dont certaines rêvent de devenir apprenti-cadors. Cochran croise peut être déjà, au Gold Star, un certain Phil Spector. Face à ce régime qui se débite en tranches de vingt-quatre heures non-stop, les tubes imparables, leurs riffs magiques et les petits suppléments d'âmes à jamais gravés n'en deviennent que plus miraculeux.


   Mais qui disséquera jamais le pourquoi du comment ? Quel shaman extirpera des rues rectilignes, des studios à l'air conditionné et des kodaks auréolés de tristesse, le secret du mystère ? Comme serait rafraîchissante l'apparition des Tables de la Loi Musicale en plein milieux du parking surchauffé de Priory Street. 

      Là où se dressait autrefois le Saint des Saints : la chambre d'Eddie Cochran.


Article paru à l'origine dans la revue "Recoins" du printemps 2013 
Illustration : "Cochran Family" par Melanie Nelson



  


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