Winter Dance Party

 Clear Lake (Iowa) lundi 2 février 1959 19H00

 Cela faisait plusieurs mois qu'il n'avait pas décroché un hit. Exactement depuis sa séparation d'avec les Crickets à la fin de l'été. S'en était suivi un incroyable imbroglio judiciaire pour savoir comment devaient se répartir les droits des chansons entre Buddy, les Crickets et Norman Petty leur producteur. Dans le doute, le juge avait bloqué les comptes. Entre temps, Buddy s'était marié et Maria Elena attendait un bébé. Ils avaient loué un appartement new-yorkais dans Greenwich Village, lieu hype par excellence. Buddy aimait flamber et jouer au grand seigneur : pompes italiennes, fringues néo-romantiques taillées sur mesure, sessions studio offertes à son nouveau bassiste, Waylon Jennings, un gars prometteur. En attendant, son compte en banque tirait la langue.

  Il lui fallait du cash... d'où l'acceptation de cette tournée merdique à travers le Midwest. Dès le début, le car qui transportait les vedettes (Buddy mais aussi Big Bopper, Ritchie Valens, Dion et Les Belmonts) et l'orchestre (un simple trio guitare/ basse/ batterie) était tombé régulièrement en panne. Pour comble de malheur, quand l'engin daignait affronter le barrage continuel de neige et de glace, son chauffage ne marchait pas... le batteur avait chopé des engelures et Big Bopper un rhume carabiné.

  Lui aussi allait être papa. Ce DJ rubicond avait décroché la timbale avec un hit ineffable Chantilly Lace ! Comme il approchait la trentaine, il battait le fer tant qu'il était chaud. Qui l'eut cru ? Les rockers, cette bande d'allumés qui effrayaient une grande partie de l'Amérique depuis bientôt cinq ans, avaient des familles à nourrir...

       "Jerry et Joe veulent te parler !"

         Maria Elena hurlait presque. Buddy l'appelait depuis le Ballroom de Clear Lake, une de ces salles de danse où l'on posait les amplis sur des chaises d'écoliers.

       "Ils veulent me voir ?

       - Oui ! Ils sont passés à la maison. Ils veulent remonter les Crickets ! ça débloquerait pas mal de choses, non ?!"

  Buddy sentit une de ces putains de remontées gastriques qui ne le lâchaient plus depuis quelques temps.

        - Ils veulent venir te voir à Moorhead ! C'est bien votre prochaine date ?

        - Ecoute, je suis claqué ! J'aurai préféré qu'on en discute à mon retour, dans quinze jours !"

  Jerry Allison et Joe Mauldin ! Les Crickets originels, les compagnons de la ruée vers l'or... ça semblait loin vu de ce trou perdu. Buddy raccrocha, consulta l'annuaire et composa un nouveau numéro.

       "Bonsoir ! Serait-il possible de louer un avion pour ce soir ? ... à destination de Moorhead... au nom de Charles Hardin Holley..."

  Ça ferait 120 $. A trois passagers, c'était jouable et en tout cas bien préférable à une énième nuit de galère dans un bus pourri ! Buddy alpagua Dion, leader du trio vocal The Belmonts, et lui proposa une place dans le zinc.

        "Quoi ?! 40 $ pour deux heures de vol ?! Attends mec ! C'est un mois de loyer dans le Bronx !"

  Le ténébreux Italo-Américain en avait bavé avant d'en arriver là et tenait à le faire savoir. Pour qui se prenait-il, ce bigleux, avec ses goûts de luxe et ses lavallières à pois ? Il avait même trouvé le moyen d'être en tête d'affiche alors qu'il ne cartonnait plus depuis des mois quand lui, Dion, accumulait les top-ten avec une facilité déconcertante. Deux quintes de toux annoncèrent le Big Bopper qui venait d'enfiler une veste léopard défraîchie.

         "Si le chouchou des pisseuses veut se geler le cul une nouvelle fois, ça le regarde ! Merde, les mecs ! C'est l'enfer cette tournée ! J'ai plus rien à me mettre et je suis malade comme un chien ! Plus vite on sera à Moorhead, mieux cela vaudra ! Un bon bain, un tour chez le blanchisseur, ce sera pas du luxe ! Moi même pour 1000 $, je grimperai dans deux cageots d'oranges pourvus d'un aileron si ils pouvaient m'arracher de ce coin !"

  Ils étaient sur la route depuis le 23 janvier, naviguant entre le Wisconsin, le Minnesota et l'Iowa. Tant bien que mal, la caravane avait traversé Milwaukee, Mankato, Eau Claire, Montevideo, Fort Dodge... On dormait peu. On mangeait mal.

  Abandonner l'idée d'un taxi aérien, c'était passer une nouvelle nuit dans le bus. Plus ou moins bien préservé du froid par un sac de couchage. Peu enthousiasmé par cette perspective, Waylon Jennings se proposa comme troisième passager. L'affaire était réglée...

  On n'avait plus qu'à se concentrer sur la setlist, signer quelques 45 tours et se restaurer. 

              "On va ralentir It Doesn't Matter ! On l'a jouée trop vite hier soir ! Par contre, on met le paquet sur Oh Boy ! et Rave On

               - On reprend Ready Teddy ?

               - Non ! On va faire Keep a Knockin' !

               - Hey Buddy ! Tu tiendras les baguettes sur Come On, Let's Go !?

  L'invitation venait de Ritchie Valens. A 17 ans, il n'en revenait toujours pas de côtoyer Buddy Holly ni d'avoir Sharon Sheeley comme parolière. Il allait apparaitre dans un film musical produit par Alan Freed. Sa reprise de La Bamba couplée à Donna avait fait de lui l'un des Chicanos les plus riches de sa génération. Il voulait maintenant consolider sa bonne fortune, ville après ville, salle de bal après salle de bal. Comme l'avait si bien fait Elvis entre l'été 54 et l'été 55 ! Actuellement sous les drapeaux, le King laissait encore une année pleine à la concurrence pour marquer les esprits et gagner des points. Avant son grand retour prévu pour le début de l'année prochaine. Little Richard ayant jeté l'éponge, le Killer ayant sombré en Grande-Bretagne avec sa cousine-épouse de 13 ans, le contexte était plus que favorable. Mais la compétition demeurait âpre et le retour de Presley pouvait en faire flipper plus d'un. Buddy, lui, avait son avis sur la question.

              "La meilleure façon de procéder n'est pas de l'imiter mais de faire son truc ; son truc à soi. Les gens ont en peut être marre du rock pur et dur mais il reste plein de pistes inexplorées. On peut faire de bonnes choses sans pour autant tomber dans la soupe ; regarde  : qui aurait pu prévoir que tu cartonnerais avec un thème folklorique ?"

  Ritchie était aux anges ! Il se sentait comme adoubé par un chevalier du rock'n'roll ! Oui, exploser le top ten, c'était le Saint Graal ! Quitte pour cela à se geler les miches pendant un mois !

  Des tubes, Buddy avait eu l'impression d'en pondre fébrilement dans le cocon douillet de son nouvel appartement. Des lents et des rapides qui dormaient tranquillement sur les bandes magnétiques de son magnétophone en attendant l'orchestration adéquate. On verrait ça dans quinze jours. D'ici là, une chose était certaine : personne ne pouvait prédire le succès de tel ou tel single ! Pendant une année, les jeunes s'étaient littéralement jetés sur les disques des Crickets. Et puis, soudainement, plus rien. Pourtant Heartbeat n'avait objectivement rien à envier à Peggy Sue... It Doesn't Matter Anymore, dans les bacs depuis un mois démarrait mollement ; qu'est ce qui n'allait pas ?

  Nouvelle brûlure gastrique ; tape sur l'épaule ; voix de Ritchie.

                  "Hey Buddy ! Mate un peu les deux bombes qui se font photographier avec Big Bopper... paraît qu'elles sont choristes

                      - Ah ouais...

                      - Au fait, j'peux prendre l'avion avec vous ?

                      - Y'a que trois places mec ! Vois ça avec Waylon !" 


  Clear Lake mardi 3 février 1959 10H00

  Communiqué de presse

  Trois vedettes de la Winter Dance Party : Buddy Holly, Ritchie Valens et J.P Richardson alias Big Bopper ont trouvé la mort ce matin peu après une heure dans l'avion qu'il avaient affrété afin de gagner Moorhead.


Nouvelle parue à l'origine dans le numéro 3 de Recoins, illustrée par Franck Fiat

Illustration : Ritchie Valens dans une tenue conçue par Nudie Cohn, le "Picasso du hillbilly"; extrait d'une série de diapositives prises dans les coulisses du Riverside Ballroom de Green Bay durant le show du 1er février 1959




Commentaires

  1. Maudits soient les avions et les taxis!
    https://www.youtube.com/watch?v=gsxdNBAhpkY

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