Les cavaliers

   La conférencière parlait depuis une demi-heure dans une chaleur électrique qui asséchait peaux et papiers peints. Sa rhétorique tournait avec la régularité d'un petit moteur de roulette dentaire. Bruno avait mangé trop vite. En plus d'un bout de veau coincé entre canine et prémolaire, que sa langue peinait à débusquer, des cumulus lourds de menace indisposaient ses intestins. A cet instant précis, l'oratrice remercia ses parents immigrés de l'avoir prénommée Corinne et d'être née, cinquante ans plus tôt, dans un pays de cocagne peuplé de pauvres bien élevés et de salles de bains neuves. Une France désormais disparue, trahie, égorgée par "la racaille qui tue et viole !". Corinne en appela aux mânes du Général et de l'Empereur ; elle se fit promotrice "de la peine de mort" et d'une nation "enfin débarrassée du pouvoir des juges !". Bruno, de plus en plus indisposé, dût quitter à regret une salle bondée, mugissante, prête à mordre. Une fois sur le parking, alors que l'écho d'une Marseillaise lui parvenait, il put enfin lâcher dans l'air hivernal un pet gargantuesque. Il aurait volontiers chanter avec l'assistance mais, parcouru de sueurs froides, il réalisa qu'il serait bien mieux chez lui. Pour regagner au plus vite son pavillon, il décidait de couper par le chemin forestier.

   Au fur et à mesure que Bruno s'enfonçait dans les bois, assez difficilement tant ses muscles étaient endoloris, il eut du mal à reconnaître les lieux. La lumière du jour déclinait et le soleil, gênant la vue, rasait l'horizon, mais la terre gelée du chemin lui semblait incroyablement bouleversée. De profondes traces de charrois, une multitude d'empreintes rendaient la marche pénible, et grand le risque de se tordre une cheville. Une brume enveloppa l'homme en même temps que montait le rythme nonchalant de pas équestres. Au bout du chemin, on devinait deux hautes silhouettes. Bruno pensa immédiatement à ses voisins, les Pégeron, buralistes retraités et amoureux d'équitation. Mais plus les cavaliers approchèrent, plus sa stupeur grandit : "Que feraient d'une lance les Pégeron ?". Féru d'uniformes depuis l'enfance, Bruno dut bientôt se rendre à l'évidence. C'étaient bien deux éclaireurs de la Garde Impériale qui venaient à sa rencontre. Son œil exercé sut même identifier le deuxième régiment à la forme du shako, unique en son genre. On ne pouvait que louer le soin apporté à cette reconstitution. De la couleur du drap à son usure étudiée, jusqu'à l'aspect des chabraques, rien ne manquait. Détail ébouriffant : deux grosses oies pendaient d'un troussequin. Bruno allait complimenter les deux hommes lorsque l'un d'eux lui lança :"Dis nous l'ami, c'est bien la route de Craonne ?". C'était en effet l'ancienne route de Craonne, qu'une deux-fois-deux-voies longeait ; et d'ailleurs, à cette heure, on aurait dû entendre le roulis des voitures ou deviner les longues-portées, derrière les arbres. Mais rien, hormis les bruits de la forêt et l'ébrouement des chevaux. Rapidement, Bruno perçut des relents épouvantables, comme si les cavaliers n'avaient pas pris de bain depuis des jours. "Et bien ! Tu as perdu ta langue ?" dis l'un d'eux. "C'est un loufoque !" reprit l'autre. "Comment un jean-foutre en bonne santé peut-il se trouver loin du feu ? Tu ne serais pas un de ces bourricots qui se cachent dans la forêt pour échapper à leur devoir ?". En bonne santé, il fallait le dire vite ; Bruno ruisselait de sueur et son ventre était en fusion. Il voulut s'enfuir mais eut tôt fait de chuter. Le bruit d'un petit trot fut la dernière chose qu'il entendit.

   On retrouva son corps en matinée. On conclut à un cas foudroyant de botulisme.


Shako : couvre-chef de l'armée napoléonienne
Chabraque : couverture de cavalerie, souvent en peau de mouton, placée sur la selle
Troussequin : partie relevée de l'arrière d'une selle
C'est un loufoque : "c'est un fou !" en louchébem, l'argot des bouchers  
 
 



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