La perche

   Comme Joël avait assisté, enfant, à une éclipse solaire, il en reconnaissait l'ambiance. Et c'est dans cette lumière froide qu'il flottait. Devant lui, dans la pénombre, se succédaient des pièces immenses. L'une d'elles abritait des vitrines dont il parvint à distinguer les étagères garnies d'œufs. D'une taille respectable, ils reposaient sur des trépieds dorés à l'or fin et leurs coquilles, semblables à des gemmes, brillaient de mille feux. Presque à regret, Joël s'en éloignait déjà. Jamais il n'avait aussi bien nagé. Pourtant, l'atmosphère n'avait rien d'aquatique et sa longue perche de maître-nageur (qu'il tenait fermement contre lui) le gênait. Cette perche, c'était son imperium, l'éclatante confirmation de son autorité sur les débutants du cours moyen. Illusion des sens ? Un babillage (du russe ?..) lui parvint derrière une immense baie vitrée. On pouvait donc s'extraire de ce labyrinthe. C'est ce qu'il fit sans efforts et, dès lors, un jardin crépusculaire s'offrit à lui. Ravi, il crut retrouver le cimetière municipal dont il était gardien attitré, en plus de son emploi saisonnier à la piscine. Mais, rapidement, plus rien ne lui sembla familier dans cette roseraie peuplée d'espèces anciennes (excellent jardinier, Joël avait un œil sûr). Il crut entendre le bruit tout proche d'une petite cuillère. Quelqu'un, peut-être, prenait le café ? En ce cas, on allait pouvoir le renseigner sur l'endroit. Un léger coup de rein porta notre homme sur sa gauche et c'est là, sous une tonnelle en bois, qu'il devina le dos de la jeune peintre. La gamine ne sembla percevoir aucune présence jusqu'au moment où, comme mue par une intuition, elle se retourna, écarquilla de grands yeux verts avant de pousser un cri perçant. Surpris, Joël donna un violent coup de genou à Françoise. Il fallut au dormeur quelques secondes pour s'extraire de son rêve, reconnaître sa chambre et formuler de piètres excuses à sa compagne.

   Reposant sa tasse de café, le précepteur des enfants du tzar passa prestement devant une fabuleuse collection d'œufs de Fabergé. Il aurait juré avoir entendu un appel d'Anastasia sensée peindre dans la roseraie. Mais la facétieuse gamine s'était assoupie sur le banc de la tonnelle, laissant choir ses couleurs et son pinceau. Rassuré, le précepteur jeta un œil aux croquis épars de la grande-duchesse et fut amusé par un personnage assez grotesque, affublé d'un affreux costume de bain et d'une grande perche.


Illustration : Georgia O'keeffe - Pond in the woods - 1922




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