Tattoos

  "Rodéric-Tarots". Il vient de scotcher sa raison sociale sur la porte d'entrée de l'immeuble avec l'appréhension d'un général à la veille du combat. Le voici tout petit Bonaparte d'une toute petite Italie qui se nicherait entre un marché couvert et un débit de tabac. A partir d'aujourd'hui, il vend ses prédictions bien qu'il n'ait vu venir ni la Covid, ni le départ de Susan. Il boit un peu d'eau minérale. Le plastique de sa bouteille est si mince qu'il en imagine les molécules se mélanger au contenu. L'étiquette à demi-décollée revendique l'origine française et familiale de l'entreprise captatrice. Patrie, famille, travail ; au trio infernal, il ajoutera la santé et l'amour. Deux petites ailes qui, lorsque vous les possédez, peuvent vous tenir au dessus de la mêlée. "Arrête un peu ton char !"... Rodéric se sermonne et jette une jolie nappe sur sa table de consultation, une copie Restauration, cadeau de Susan. Susan, il en avait fait le portrait sans la connaître, l'avait très précisément croquée sans l'avoir jamais vue. Comme si, un soir triste, il avait arraché de son futur un morceau lumineux. Hier en rangeant, il a retrouvé ce dessin : ce regard qui semble ne pas vous voir, cette grâce étrange, le grain de beauté, les seins menus… comme un sevré tombant sur les reliefs de sa dope, il a vite remit Susan dans sa chemise. Mais il n'était pas mécontent de se sentir fragile. C'était faire un bras d'honneur à cette époque née pour courir. C'était se sentir humain, tout simplement. 

  Il compte des heures et des heures de divination gratuite mais, au moment de recevoir son tout premier client, il croit ne plus rien savoir. Et puis la peur s'estompe comme le givre et bientôt, au dessus des superbes images d'Oswald Wirth, les impressions renaissent. Rodéric n'annonce jamais de catastrophe et rarement un évènement précis. Il décrit les énergies souvent contradictoires qui environnent le consultant. Il doit taper dans le mille puisqu'on l'écoute religieusement. Au moment de partir, le client, un quinquagénaire qui transpire beaucoup, semble satisfait. En ce jour inaugural, Rodéric baisse ses honoraires de moitié car, d'une certaine façon, les visiteurs "essuient les plâtres". A peine le temps de griller une roulée, dans la petite cuisine de son cabinet, que la sonnerie retentit. La seconde consultante est si grande qu'elle manque heurter du front le linteau. Le crâne rasé, vêtue d'un marcel sombre, elle croise nerveusement deux bras recouverts de tattoos qu'elle caresse comme pour se rassurer. Deux oiseaux stylisés semblent s'échapper de son décolleté. La mâchoire volontaire est en partie tempérée par un regard, comment dire… la rapide analyse du cartomancien est interrompue par une voix mezzo-alto, irrésistible : "Alors ? Vous voyez quoi ?". Il n'ose pas lui dire qu'il se voit avec elle aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Non. Il débite des âneries affligeantes. Elle ne reviendra plus. Il ne la reverra pas…

La voix l'interrompt : "Vous ne vous sentiriez pas surmené, vous ?". Il hoche la tête ; la voix reprend : "Je vous échange une séance de divination contre une séance de reiki…"


Reiki méthode d'origine japonaise, fondée sur des soins dits « énergétiques » par imposition des mains.

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