Fils de la Nuit


    Parfois ma mère se lève en disant: "Il faut que je téléphone à Sancoins. J'ai rêvé cette nuit que ma mère était malade". Comme mes grands parents n'ont pas le téléphone, elle appelle les voisins, les pères Fontaine, et elle tombe juste: sa mère est alitée. Pour elle, le rêve prémonitoire vaut l'internet d'aujourd'hui. Nous n'y faisons pas plus attention que ça et ça ne nous pose aucun problème. Quant à Emile, mon grand-père, il garde précieusement une mystérieuse aiguille et une série de prières dans un grand portefeuille de maquignon. Je ne me souviens plus du genre de mal qu'il charmait ; le feu ? Les convulsions ? En tout cas il a reçu le don de sa belle-mère, mon arrière-grand-mère Rose, qui officiait comme épicière et sage femme à Vereaux. La Rose aidait le médecin à mettre au monde les mioches de ses voisines et clientes. Elle connaissait les herbes qui guérissent, les simples qui vous passent une colique. Je suppose qu'on dirait d'elle aujourd'hui que c'était une sorcière. Son balais n'avait pourtant rien de magique lorsqu'elle était femme de chambre à Paris. Le sang des communards venait à peine de sécher, quand le chemin de fer économique débarquait la paysannerie là où les bourgeois la réclamaient. Et à l'heure dite, par dessus le marché.
 
   Trois guerres plus tard (aux deux mondiales, j'ajoute la défaite des Verts contre le Bayern), j'accompagne mon père chez Guillaumin, le guérisseur. Il vit dans une chaumière de deux pièces (une "locaterie" comme disent les bourbonnais) qui frissonne entre chien et loup lorsque mon paternel éteint ses codes. Nous ne sommes pas les premiers puisque quelque Diane ou Ami 6 stationne gentiment. Le bonhomme est réputé pour avoir "pansé" Mitterrand alors - "forcément" dirait Duras - il y'a un peu d'attente. Le moment vient quand même d'entrer, pour découvrir des étagères de cuisine croulant sous les bouteilles et les bocaux. Comme la Pythie au milieu des fumets, Guillaumin demande ce qui nous amène: "Je souffre de rhumatismes", répond mon père et moi: "l'hiver, je suis souvent malade". Sec comme une trique, les traits creusés, le sorcier impose les mains avant de disparaitre dans la pièce d'à coté ; la chambre sans doute. Nous en parvient comme un craquement de sommier, et puis plus rien. Quand l'homme réapparait, l'air encore plus las, mon père pose sur la table un Côtes du Rhône et un bocal. Je me souviens encore de l'impression de grande fatigue qui s'abat sur moi au retour.
   L'été suivant, le soleil se met à griller les potagers et les Clodettes ; temps béni pour le sourcier. Pour tout matériel, le type tient une branche de troène en forme de "i" grec, cueillie sur les lieux de son office. Au bout de dix secondes il annonce, sûr de son coup: "Tiens ! Tu creuseras là et à tant de mètres tu trouveras l'eau !"Épaulé par "Chéchur" (un gaillard qui a taillé dans la pierre faucille et marteau pour décorer sa clôture), mon père creuse à l'endroit indiqué et tombe pile sur une nappe. Par curiosité, on prélève chacun une baguette de troène. Je ne sais pas si on localise aussi bien que le sourcier mais, une fois dans nos mains, le troène se cambre fièrement et sans efforts...
 
   Depuis lors ma conviction est que la magie (les soins, la voyance, le chamanisme et toute activité paranormale) est un service public gratuit. Comme disaient les gaulois, nous sommes tou(te)s fil(le)s de la nuit.


Photographie : Série "Photodriver" - Didier Ciancia - 2019 




Commentaires

Articles les plus consultés