Clotilde et la Trinité

    Évidemment, ce n'était plus la cité de Julien l'Apostat. Mais au détour des rues se dressaient encore des thermes, un amphithéâtre et des basiliques. Clotilde illuminait tout cela d'un sourire confiant. Un grand sourire sympathique perdu au milieu d'un gang féroce. Parce que c'était ça, sa belle-famille : des féroces. Notez qu'ils n'étaient certainement pas les plus cannibales de l'antiquité tardive. Mais enfin, ils n'étaient pas les derniers. Et voilà que Clotilde, dix-neuf ans à peine, devenait épouse de Clovis et reine mérovingienne. A souriante, souriante et demie : sur les conseils de Ruha, son garde du corps, elle passait ses premières nuits parisiennes avec une dague scandinave sous l'oreiller. "Le Grand Esprit se bouche les oreilles quand il s'agit d'estourbir un con" disait Ruha. Burgonde, Clotilde avait aussi du sang balte. Par conséquent dure au mal mais gourmande, versée en théologie mais fallait pas l'emmerder. En ces temps troublés tout le monde était multiple. Le puzzle pouvait paraître instable mais conférait une grande liberté. Si, depuis Constantin, le christianisme était devenu la seule vraie foi, en pratique chacun y allait de son bricolage. Les ariens croyaient en un Dieu surpuissant, qui grimait en grands pontifes la multitude de rois barbares. Clotilde et les autres priaient une Trinité plus complexe, qui laissait le libre choix de l'amour à l'humanité. Clovis, son cher et (parfois) tendre, demeurait officiellement païen, mais sensible à la romanité et très respectueux de Geneviève, la sainte prophétesse que les parisiens gavaient de miel et de bon vin. Comme une druidesse. Ruha, quant à lui, restait fidèle au chamanisme de sa jeunesse. Ça ne change pas comme ça, un hun.

  Comme souvent, Clotilde partageaient ses vues avec Geneviève. En latin et en grignotant les gâteaux offerts par les dévots. Ses vues, elle avait pu les vérifier lors de son long voyage de noces : les évêques et leurs ouailles en avaient assez des pillards, des fédérés ou des journaliers en rupture de domaines. On priait pour qu'une volonté rétablisse la "res publica", l'état de droit. On souhaitait qu'un code habille enfin d'une stricte égalité les droits et les devoirs entre communautés. Avec ou sans l'aide de la Trinité, Clotilde entendait bien influer sur son guerrier sans scrupule, pour qu'il se transmute en auxiliaire zélé détournant le flot de viols, meurtres et rapines vers les égouts de la concorde civile. Geneviève, qui connaissait Clovis depuis l'enfance, la confortait dans cette heureuse conclusion.
  Pour l'instant Clovis, roi des Francs, se considérait comme général romain et faisait battre monnaie à l'effigie de l'empereur Anastase. Il est vrai qu'il ne croulait pas sous ses ordres et pour cause : le voyage pour Constantinople était long. Du coup, le fier Sicambre prenait beaucoup d'initiatives en vue d'occire la concurrence. De la myriade de roitelets francs des débuts de son règne ne restait plus grand' monde. L'épée de Clovis, ses potions grecques, ses placements en monastère (pour les plus chanceux) avaient fait place nette. Même cette vieille ganache de Syagrius, qui se disait pourtant "Roi des romains", avait du fuir en terre wisigothique. Pour y trouver la mort. Après des débuts laborieux, Clovis s'accomplissait pour le plus grand malheur du voisinage. Mais, depuis son remariage avec Clotilde, il s'était - non pas adouci - mais avait comme un tout-petit-peu levé le pied. Il prenait plaisir à débattre de politique, du baptême des enfants, de codex. Il retrouvait son insatiable curiosité qu'un dur dressage familial avait remisé à l'encan. Déjà, il s'était surpris à apprendre un peu de burgonde avant ses fiançailles. Comme s'il attendait plus qu'une reine, presque une amie.



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