Harriet et les ballets du Marquis




    Il fut un temps où les danseuses étaient aussi adulées que les stars R'n'B d'aujourd'hui. A l'aube des fifties, Harriet Toby est l'une de ces étoiles que l'agha Kan, ou l'ouvrier de chez Renault, viennent applaudir en réclamant un autographe sur n'importe quel support. Très jeune, elle intègre les Ballets de Monte-Carlo dirigés par le fantasque Marquis de Cuevas. La discipline y est rude, le rythme épuisant. Chaperonnée par ses parents, elle y mène une vie de vagabonde mondaine, quittant Cannes pour Londres et bientôt Londres pour New York. Parfois, les Ballets sont à court d'argent et le marquis doit aller se renflouer auprès de son épouse (une richissime Rockefeller qui n'apprécie que modérément la passion de son mec pour les petits rats). Qu'importe : le marquis trouve de déchirants accents de sincérité et Harriet peut redevenir "Gisèle" ou la princesse du "Lac des Cygnes". Dirigée par de distingués chorégraphes exigeant du bout des lèvres la perfection, elle interprète également des œuvres contemporaines. Remettant sans cesse l'ouvrage sur le métier, ignorant les douleurs comme un boxeur, la jeune femme n'a pas si souvent l'occasion de s'amuser quand, après bien des hésitations, elle décide de rallier Paris pour quelques heures de shopping.  Lise Topart a démarré tôt, elle aussi, une carrière qui lui laisse parfois des bleus. En ce début mars 52, elle vient de jouer à Nice "Marée d'automne", adaptation d'une pièce de Daphné du Maurier. Elle a du faire le siège du metteur en scène qui la "trouvait très bien, très talentueuse" mais ne la voyait pas dans cette création. De son côté, Harriet termine une éprouvante saison cannoise en virevoltant sur "Del Amor y de la Muerte". En ce lundi matin du 3 mars, les deux jeunes femmes prennent place à bord du même vol Nice-Paris. Hélas, leur avion n'arrivera jamais à destination.
   "La veille, Harriet avait posé ses chaussons sur une table et ça porte malheur !" se souviendra un partenaire...


Illustration : la ballerine Harriet Toby par Sam Lévin

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